jeudi 31 octobre 2013

Upsilon Scorpii, Marie Modiano, l'Arbalète, Gallimard


"Nous ne pouvons donc rien l'un pour l'autre, chacun d'un côté de la barrière... Je m'éloigne, en longeant les rails dans le sens inverse."

   Ce premier roman de Marie Modiano donne la sensation d'un rêve éveillé. Il se passe dans une ville, un pays que l'on semble reconnaître mais dont les noms de lieux ne se réfèrent à rien de réel. La narratrice habite une grande ville, fréquente le café des Berceuses, longe la Cathédrale des Anges, se rend à la gare d'Orient et tente de retrouver son petit ami Freddie dans "les Gardeuses", une région montagneuse de ce pays imaginaire. La monnaie en cours est la nimbe, sensée auréoler le quotidien, elle est plutôt source d'angoisse quand il faut aller l’acquérir par un travail sporadique (des lectures de pièces sur la radio d'Etat) ou plus harassant (à la ferme de Mr et Mme Jouvier). Surtout que ce travail pèse sur ce corps endolori par une maladie dont nous ne connaîtrons jamais le nom et que les spécialistes consultés tentent de guérir par des remèdes étranges (gelée acide, surveillance et filature par un vieillard surnommé Azur...). La narratrice a elle-même du mal à s'ancrer dans ce réel si difficile à appréhender. S'endormant souvent, rêvant d'ailleurs, dans la peau de personnages qu'elle ne connaît pas, parfois des traces de rêves perturbe l'éveil, et le lecteur se perd aussi dans ces histoire aux frontières floues. Il serait difficile de résumer ce roman tant il est à la fois foisonnant et impalpable. On sent l'influence d'Orwell et de Vian dans la construction de ce monde imaginaire: le côté "radio d'Etat" et "permis de déplacement" font penser à 1984 tandis que l'écriture poétique  et cette quête d'un bonheur qui semble fuir, rapprochent ce texte de L'écume des jours de Boris Vian.

   Un voyage parmi la galaxie de Marie Modiano qui laisse une impression étrange, un éclat dans le regard qui donne à la réalité un goût onirique.


lundi 28 octobre 2013

Les Evaporés, Thomas B. Reverdy, Flammarion


"Notre premier baiser est à présent un fantôme
qui hante nos bouches tandis qu'elles
   s'estompent
   vers l'oubli."

    Il est des romans comme celui-ci, inclassables, qui vous touchent sans que vous sachiez dire pourquoi. Ils vous marquent, vous imprègnent alors que le sujet de ce livre tend vers l'évaporation, l'oubli, comme un brouillard qui se lève sur une ville japonaise. 
   Richard B. est un détective américain. Toute ressemblance avec un certain Richard Brautigan est... voulue. Des phrases de ses romans parsèment d'ailleurs le roman de touches noires et poétiques. Passionné par le Japon il y séjourne 7 mois et rédige un Journal du Japon dont s'est grandement inspiré Reverdy dans ce roman.
   Reprenons, Richard B. détective américain, n'aime pas voyager. Il va pourtant devoir traverser l'océan Pacifique afin de mener une enquête. La belle Yukiko, "ses cheveux longs et japonais sont d'un noir qui n'existe que dans ses cheveux", lui demande de retrouver sont père disparu quelques nuits auparavant. N'écoutant que son cœur, Richard se rend au Japon et découvre un monde incroyable où de minuscules couloirs d'hôtel ou des terrasses mènent à des bars privés, où les gens parlent et se taisent et ce qui doit être dit ne l'est jamais, où les gens peuvent s'évaporer, une nuit, laissant femme, enfants, entreprises, et ne jamais revenir. "Monsieur Kaze", le père de Yukiko est l'un d'eux. Un johatsu: "Ce que nous appelons ici johatsu remonte à l'époque Edo. Les criminels ou les gens qui avaient une dette d'honneur allaient se purifier aux sources du mont Fuji. Il y a là des sources chaudes et des établissements de bains, ce sont des villes d'hôtels. Ils prenaient une auberge, ils entraient dans les bains de vapeur et ils disparaissaient. C'est pour cela qu'on les appelle les évaporés." Lors de son périple il rencontre un jeune homme, Akainu, évaporé malgré lui après le tsunami, errant, fuyant une réalité qu'il ne peut admettre, la mort de ses parents.
   Ces quatre personnages fuient, s'évaporent, cherchent un ailleurs meilleur, changement de lieu pour mieux changer de vie. Mais la fuite est-elle la réponse à toute quête? A vous de le savoir en plongeant dans ce roman hybride, roman policier, d'amour, quête existentielle, indéfinissable comme un johatsu s'éloignant dans la nuit japonaise.


Le mont Fuji dans la brume


jeudi 17 octobre 2013

L'île invisible, Francisco Suniaga, Asphalte



"Margarita, l'île de l'utopie, le seul endroit de la planète où tout le monde commande et personne n'obéit."

Margarita, île caribéenne, où l'on "pressent les heures plus qu'on ne les mesure", où les bars fleurissent le long des plages au sable immaculé et à l'eau transparente, image de carte postale faite de langueur, de chaleur, de cocktails, de touristes allemands rougeauds colonisant le littoral. Wolfgang Kreutzer est l'un d'eux. Il quitte l'Allemagne pour ce paradis, rachète un bar avec sa femme, la belle et sensuelle, Renata. Une entreprise florissante et ce jeune couple amoureux et heureux suscite toutes les convoitises. Cela aurait donc pu être une banale histoire d'amour sous le soleil. C'est sans compter l'emprise vampirisante de cette île aux mille secrets, île des passions exacerbées, où la chaleur coule aussi dans le sang. Et voilà Wolfgang retrouvé mort noyé, un après-midi, sur la plage près de son bar. Sa mère, Edeltraud, quitte Düsseldorf après avoir reçu coup sur coup, l'avis de décès et une lettre anonyme suggérant l'implication de Renata et son amant supposé dans la mort de Wolfgang. Aidée de l'avocat José Alberto Bénitez, ils tentent de défaire les cadenas invisibles qui verrouillent la parole des différents acteurs d'une jungle bureaucratique kafkaïenne. De passe-droits en rendez-vous forcés, ils remontent le fil de l'histoire de Wolfgang et de sa malédiction: les combats de coqs. 

Ce premier roman de l'auteur Francisco Suniaga est surprenant à plus d'un titre. Inclassable, ce n'est pas un roman policier à proprement parlé même si l'on remonte le fil d'un décès pour en découvrir la cause, le roman mêle des pages magnifiques sur la description de cette île qui obéit à ses propres règles, aux paysages trompeurs et dont l'une des passions est celle des combats de coqs. Ils font l'objet de passages époustouflants aussi puissants que les pages sur la tauromachie d'Hemingway. On y découvre un monde troublant, étouffant, hors du temps. 

Ce n'est pas tous les jour que vous aurez l'occasion de lire de la littérature vénézuélienne, alors n'hésitez pas à en découvrir un des auteurs déjà emblématique.


dimanche 6 octobre 2013

Franz Schubert Express, Tecia Werbowski, Notabilia, Noir sur Blanc


« Les trajets en train favorisent les confessions, j’imagine ». 

Elle a raison, Maya Ney ! Lors d’un voyage de Prague à Vienne à bord du Franz Schubert Express, elle recueille , malgré elle, ("Aucune issue possible, sinon me suicider en me jetant par la fenêtre; pendant qu'elle me raconte sa vie, je dois donc l'écouter, l'écouter avec attention.") le témoignage d’une veuve éplorée franchement originale, et se laisse charmer par son récit mystérieux de batailles de veuves, d’amants, de testament, de spoliation… Il y a dans la confession de la veuve excentrique assez d’intrigues pour que Maya se sente l’étoffe d’une héroïne d’Agatha Christie et erre dans les cafés viennois à la recherche d’indices permettant de résoudre l’étrange histoire. 

Un an plus tard, lors d’un voyage en sens inverse à bord du Gustav Mahler Express, notre enquêtrice amateur tombe sur un couple de fous se prenant pour Gustav et Alma Mahler, qui se jette à la figure des accusations d’adultère et autres élucubrations théâtrales. Une nouvelle enquête à résoudre, un nouveau parcours à travers Prague, magnifiée sous la plume de Tecia Werbowski. 

C’est avec plaisir que l’on retrouve cette auteure dans la nouvelle et très belle collection « Notabilia », pour un roman intelligent, plein d'humour, de fantaisie mais non  dénué de profondeur, mettant à l’honneur les trains, Prague et Vienne, villes fantasmées où les écrivains hantent encore les cafés.

"Les trains, ces monstres sacrés... Il y aurait des livres entiers à écrire sur leur importance. Tantôt bienveillants, tantôt terrifiants, ils gémissent et hurlent; ils vous endorment, à la façon d'une berceuse  ils sifflent, respirent et soufflent bruyamment, selon le genre de responsabilités qu'on leur confie. Des monstres comme ceux qui ordonnent qu'on emmène des innocents à Auschwitz ou au goulag, en usent et en abusent. Chers, très chers trains, complices de nos rêves..."

William Turner, Pluie, Vapeur et Vitesse :
la grande voie ferrée de l’Ouest
, 1844







jeudi 3 octobre 2013

Ève sur la balançoire, Nathalie Ferlut, Casterman


"Je crois toujours qu'en janvier, New York est sous la neige... comme si le ciel ou la ville me devaient quelque chose... mais ne souriez pas: il fut un temps où New York m'aimait assez pour ça."

Ève Nesbit, seize ans tout juste, un charmant minois et un corps de rêve débarque à New York accompagnée de sa mère. Elles ont du quitter Pittsburgh à la suite du décès soudain du pater familias, avocat, issu de bonne famille. Désargentée, la mère d’Ève ne pense qu'à une chose: exploiter les "charmes" de sa fille pour vivre sans travailler et mettre son fils dans une bonne école. Au début simple modèle pour un peintre, la petite Ève prend conscience que les hommes ne sont pas insensibles à ses belles boucles et sa beauté juvénile. En jouant et prenant des poses de plus en plus suggestives sur les peintures et les photos qu'on lui propose, sa naïveté l'empêche de voir alors que l'homme sait aussi se faire loup, ogre, bête et ne faire qu'une bouchée de cette innocente déguisée en chaperon rouge. Plusieurs tentatives pour sauver une réputation déjà bien mise à mal se solderont par des échecs. Jusqu'à ce jour, sorte d'acmé cauchemardesque, où sa vie bascule définitivement.

Inspirée de l'histoire vraie de Florence Evelyne Nesbit, icône du début du XXème siècle, à l'époque des débuts de la publicité, de l'essor des médias avides de faits divers mêlant glamour et horreur, des premières "stars" américaines.; cette bande dessinée est un vrai petit chef d'oeuvre. En plus d'un scénario très bien mené, le dessin aquarellé évoque les peintures de cette époque onirique, créative, foisonnante. Un conte cruel, une fable moderne, un fait divers qui dit beaucoup de notre monde fondé sur l'image et l'hypersexualisation dévorant l'innocence et les rêves.